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19.11.2020Laura Isabelle Danet, Lionel Lesur

Les actions traçantes, un atout pour renforcer l’attractivité des entreprises en termes d’investissement – Option Droit & Affaires du 18 novembre 2020

Tribune de Lionel Lesur, associé, et Laura Isabelle Danet, collaboratrice, de notre équipe Corporate – Fusions & Acquisitions publiée dans Option Droit & Affaires n° 515 du 18 novembre 2020.

Peu exploitées en droit français, les actions traçantes constituent pourtant, de par la scission virtuelle qu’elles opèrent au sein de l’entité qui les met en place, autant un outil original de valorisation de la société émettrice qu’un instrument d’intéressement des managers. Dès lors, leurs indéniables qualités, flexibilité et agilité en tête, méritent que l’on s’y attarde dans l’espoir de provoquer un regain d’intérêt.

Dans un contexte de crise sanitaire et économique, il apparaît d’autant plus fondamental pour les sociétés de valoriser au mieux leurs actifs afin d’accroître leur attractivité aux yeux de potentiels investisseurs. Si les sociétés disposent d’un arsenal de solutions diverses et variées auxquelles elles ont classiquement recours à cette fin, il convient néanmoins de remarquer que ces solutions sont, pour la plupart, marquées par un manque flagrant de flexibilité, une lourdeur indéniable et sont, pour certaines, irréversibles. Or, il existe une alternative qui n’a de sophistiqué que l’apparence : les actions dites « traçantes » ou « reflets » dont le dividende reflète les performances financières d’une activité, d’une division opérationnelle ou encore d’un actif détenu par la société émettrice qui, noyé dans la masse d’un ensemble, ne bénéficie pas d’une visibilité suffisante. Laissées-pour-compte ces dernières années, ces actions ont fait les frais d’une mise en place prétendument difficile. En dépit des questions que l’introduction des actions traçantes ne manquera pas de susciter, les sociétés auraient toutefois tort de se priver de leurs vertus essentielles et uniques dans notre environnement juridique.

Une création issue de la pratique boursière américaine

Le concept d’actions traçantes (tracking stocks) est apparu en 1984 à l’occasion de la prise de contrôle de la société Electronic Data Services par General Motors. La mise en place de telles actions, véritable monnaie d’acquisition, permettait au cédant de s’assurer un paiement indexé sur les performances futures de la société cédée. L’originalité de ces tracking stocks résidait dans la détermination de l’assiette du dividende. En effet, les droits financiers auxquels les tracking stocks donnaient accès reflétaient uniquement les performances financières d’une unité spécifique de la société cédée et non, comme il est d’usage, les performances financières globales de la société cible. Si General Motors a fait figure de pionnier, plusieurs sociétés américaines, telles que Parkin Palmer ou AT&T, ont ensuite surfé sur la vague des tracking stocks.

Annoncées en plein essor depuis des années, les actions traçantes n’ont pourtant jamais réellement trouvé leur place en droit français ([1]). À peine peut-on citer le rapport publié par la Commission des Opérations de Bourse (COB), désormais Autorité des Marchés Financiers (AMF), en 2000 ([2]) et l’émission par Alcatel, sitôt ledit rapport publié, sur le premier marché de ParisBourse et sur le Nasdaq d’actions traçantes reflétant les performances financières de sa branche « Optronics » dont les actifs étaient répartis entre une société de droit français et une société de droit américain. En dehors de ces deux évènements, les actions traçantes semblent avoir été délaissées par la pratique pourtant friande de solutions flexibles et agiles. Le concept d’actions traçantes semble ainsi pâtir de préjugés et d’apriori qu’il convient, à tout le moins, de dissiper rapidement.

Des réticences pour le moins injustifiées

L’analyse des spécificités des actions traçantes conduit assez naturellement à les classer dans la catégorie des actions de préférence, lesquelles sont bien connues des praticiens. Il en résulte que, réduites à l’état de simples actions de priorité, elles sont en tous points conformes à l’esprit des principes généraux régissant le droit des sociétés en France dès lors que l’émetteur respecte certaines règles élémentaires de droit commun. Il lui faudra ainsi éviter que le droit financier octroyé par les actions traçantes ne revête un caractère léonin ou ne prenne la forme d’une clause d’intérêt fixe. On ne saurait encore reprocher aux actions traçantes de heurter la personnalité morale de la société émettrice lorsque leur mise en place n’affecte en rien la propriété juridique des actifs tracés et n’a qu’un impact au niveau des associés de la société émettrice. Il serait enfin faux de condamner les actions traçantes pour atteinte à l’affectio societatis. En effet, si les droits octroyés sont corrélés à des actifs sous-jacents identifiés, la scission opérée n’est que virtuelle, les actions traçantes conférant les mêmes droits dans l’actif social et leur détention faisant naître les mêmes obligations à l’égard du porteur des actions que des actions ordinaires.

A ce stade, il n’existe donc aucun obstacle de principe qui permettrait de comprendre la raison pour laquelle les actions traçantes ne rencontrent pas actuellement en France le succès qu’elles méritent, la pratique des actions traçantes y étant quasi inexistante. Dès lors, un tel constat d’échec pourrait uniquement s’expliquer par d’éventuelles difficultés pratiques liées à leur mise en place. L’enjeu majeur de cet instrument réside ainsi dans l’identification du périmètre qui servira de référence en vue d’une détermination aussi objective que possible de l’assiette de la rémunération des actionnaires détenant les actions traçantes. Or, c’est précisément à ce sujet que les actions traçantes démontrent l’étendue de leur flexibilité. Le périmètre tracé peut couvrir une activité exploitée ou un actif détenu par une seule société ou réparti(e)(s) dans plusieurs filiales (de droit français ou non) d’un même groupe. La définition et le suivi du périmètre tracé donnera nécessairement lieu à l’établissement d’informations comptables ad hoc. Dans le cas d’Alcatel, une comptabilité particulière de la branche définie avait ainsi été établie. Cette nécessité comptable s’inscrit en réalité parfaitement dans la logique de scission virtuelle et ne devrait pas empêcher les praticiens de s’emparer de ce concept en ce qu’elle ne constitue pas une difficulté insurmontable. Comme lors de l’introduction d’actions de préférence, il conviendra également de prêter une attention particulière à certaines hypothèses telles que la cession du périmètre défini ou, le cas échéant, le changement de contrôle de la ou des société(s) détenant les actifs tracés, la conversion d’actions traçantes en actions ordinaires ou encore le règlement des conflits entre les différentes classes d’actionnaires. Il en résulte, par conséquent, qu’aucune des critiques formulées à l’égard des actions traçantes n’apparaît substantielle et que ses caractéristiques ne devraient pas les destiner uniquement à un public averti.

Un outil idoine en temps de crise

Certains pays européens n’ont pas hésité à transposer le mécanisme des actions traçantes et exploitent aujourd’hui pleinement leur potentiel. Le Grand-Duché du Luxembourg a ainsi été l’un des premiers pays européens à en développer la pratique avec succès. En effet, les actions traçantes permettent une rationalisation des structures de gestion d’actifs à travers la création de plateformes d’investissements multiples.

Les actions traçantes, en ce qu’elles isolent et mettent en lumière une valeur qui n’a pas encore été entièrement captée par le marché, répondent à une pure logique de valorisation sans perte de contrôle de cette valeur, ce qui serait nécessairement le cas si une véritable scission ou une opération de carve out était envisagée, provoquant de fait une relution de la valeur globale de la structure. Ce faisant, la mise en place de telles actions évite les lourdeurs (que ce soit en termes de formalités à effectuer mais également en termes de temps et de rapidité de prise de décisions) et le coût induit par une véritable réorganisation juridique. L’unité de la personne morale est ainsi maintenue tandis que l’unité tracée continue de bénéficier des bienfaits opérationnels, financiers et fiscaux de la structure à laquelle elle appartient. Relevant d’une forme d’opportunisme financier, les actions traçantes constituent un outil juridique privilégié en raison de leur souplesse et de la possible modulation des droits politiques correspondants en vue de satisfaire les attentes spécifiques des investisseurs ou d’améliorer la performance des managers dans des hypothèses aussi variées que les opérations d’acquisitions, de LBO ou de mise en place d’instruments d’intéressement. Les nombreux leviers actionnés par les actions traçantes tant juridique que financier, informationnel et social devraient ainsi inciter la pratique à reconsidérer sa position sur cet instrument.

 

[1]    « Sur la trace des tracking stocks… », A. Namoun et P. Thomas, Revue de droit bancaire et financier n° 4, juillet 2018, étude 14.

[2]     « L’introduction en France d’actions traçantes », Rapport du groupe de travail présidé par René Barbier de Serre, Rapp. COB 2000.